Saviez-vous que la France, la patrie des Droits de l'Homme, n'a pas aboli la peine de mort que l'anné 1981? C'est grâce à la persévérance d'un grand nombre de personnes de tous les secteurs de la société que cette énorme erreur a été corrigé.
Mais il faut dire que si la lutte a un nom, c'est celui de M. Robert Badinter, garde de sceaux, ministre de Justice, chargé de présenter devant l'Assemblée Nationale, la proposition d'un débat pour son abolition. Exemple d'éloquence et richesse linguistique et culturel, allons le lire et regarder le vidéo qui immortalise ce moment.
Image du manuscrit du discours sur la peine de mort qui se conserve à la BNP |
LE DISCOURS
« L'abolition de la peine
de mort »
Discours à
l’Assemblée nationale : 17 septembre 1981
M. le garde des sceaux. Monsieur le
président, mesdames, messieurs les députés, j'ai l'honneur, au nom du
Gouvernement de la République, de demander à l'Assemblée nationale l'abolition
de la peine de mort en France.
En cet instant, dont chacun d'entre vous mesure la portée qu'il revêt pour
notre justice et pour nous, je veux d'abord remercier la commission des lois
parce qu'elle a compris l'esprit du projet qui lui était présenté, et plus
particulièrement, son rapporteur, M. Raymond Forni, non seulement parce qu'il
est un homme de cœur et de talent mais parce qu'il a lutté dans les années
écoulées pour l'abolition. Au-delà de sa personne et, comme lui, je tiens à
remercier tous ceux, quelle que soit leur appartenance politique qui, au cours
des années passées, notamment au sein des commissions des lois précédentes, ont
également œuvré pour que l'abolition soit décidée, avant même que n'intervienne
le changement politique majeur que nous connaissons.
Cette communion d'esprit, cette communauté de pensée à travers les clivages
politiques montrent bien que le débat qui est ouvert aujourd'hui devant vous
est d'abord un débat de conscience et le choix auquel chacun d'entre vous
procédera l'engagera personnellement.
Raymond Forni a eu raison de souligner qu'une longue marche s'achève
aujourd'hui. Près de deux siècles se sont écoulés depuis que dans la première
assemblée parlementaire qu'ait connue la France, Le Pelletier de Saint-Fargeau
demandait l'abolition de la peine capitale. C’était en 1791.
Je regarde la marche de la France.
La France est grande, non seulement par sa puissance, mais au-delà de sa
puissance, par l'éclat des idées, des causes, de la générosité qui l'ont
emporté aux moments privilégiés de son histoire.
La France est grande parce qu'elle a été la première en Europe à abolir la
torture malgré les esprits précautionneux qui, dans le pays, s'exclamaient à
l'époque que, sans la torture, la justice française serait désarmée, que sans
la torture, les bons sujets seraient livrés aux scélérats.
La France a été parmi les premiers pays du monde à abolir l'esclavage, ce
crime qui déshonore encore l'humanité.
Il se trouve que la France aura été, en dépit de tant d'efforts courageux,
l'un des derniers pays, presque le dernier – et je baisse la voix pour le
dire – en Europe occidentale dont elle a été si souvent le foyer et le
pôle, à abolir la peine de mort.
Pourquoi ce retard ? Voilà la première question qui se pose à nous.
Ce n'est pas la faute du génie national. C'est de France, c'est de cette
enceinte, souvent, que se sont levées les plus grandes voix, celles qui ont
résonné le plus haut et le plus loin dans la conscience humaine, celles qui ont
soutenu, avec le plus d'éloquence, la cause de l'abolition. Vous avez, fort
justement, monsieur Forni, rappelé Hugo, j'y ajouterai, parmi les écrivains,
Camus. Comment, dans cette enceinte, ne pas penser aussi à Gambetta, à
Clemenceau et surtout au grand Jaurès ? Tous se sont levés. Tous ont soutenu la
cause de l'abolition. Alors pourquoi le silence a-t-il persisté et pourquoi
n'avons-nous pu aboli?
Je ne pense pas non plus que ce soit à cause du tempérament national. Les
Français ne sont certes pas plus répressifs, moins humains que les autres
peuples. Je le sais par expérience. Juges et jurés français savent être aussi généreux
que les autres. La réponse n'est donc pas là. Il faut la chercher ailleurs.
Pour ma part, j'y vois une explication qui est d'ordre politique. Pourquoi
?
L'abolition, je l'ai dit, regroupe, depuis deux siècles, des femmes et des
hommes de toutes les classes politiques et, bien au-delà, de toutes les couches
de la nation.
Mais si l'on considère l'histoire de notre pays, on remarquera que
l'abolition, en tant que telle, a toujours été une des grandes causes de la
gauche française. Quand je dis gauche, comprenez moi, j'entends forces de
changement, forces de progrès, parfois forces de révolution, celles qui, en
tout cas, font avancer l'histoire. (Applaudissements sur les bancs des
socialistes, sur de nombreux bancs des communistes et sur quelques bancs de
l'union pour la démocratie française.)
Examinez simplement ce qui est la vérité. Regardez-la.
J'ai rappelé 1791, la première Constituante, la grande Constituante.
Certes, elle n'a pas aboli, mais elle a posé la question, audace prodigieuse en
Europe à cette époque. Elle a réduit le champ de la peine de mort, plus que
partout ailleurs en Europe.
La première assemblée républicaine que la France ait connue la grande
Convention, le 4 brumaire an IV de la République, a proclamé que la peine
de mort était abolie en France à dater de l'instant où la paix générale serait
rétablie.
M. Albert Brochard. On sait ce que cela a coûté en Vendée.
Plusieurs députés socialistes. Silence les
Chouans !
M. le garde des sceaux. La paix fut
rétablie mais avec elle Bonaparte arriva. Et la peine de mort s'inscrivit dans
le Code pénal qui est encore le nôtre, plus pour longtemps, il est vrai.
Mais suivons les élans.
La Révolution de 1830 a engendré, en 1832, la généralisation des
circonstances atténuantes ; le nombre des condamnations à mort diminue
aussitôt de moitié.
La Révolution de 1848 entraîna l'abolition de la peine de mort en matière
politique, que la France ne remettra plus en cause jusqu'à la guerre de 1939.
II faudra attendre ensuite qu'une majorité de gauche soit établie au centre
de la vie politique française, dans les années qui suivent 1900, pour que soit
à nouveau soumise aux représentants du peuple la question de l'abolition. C'est
alors qu'ici même s'affrontèrent, dans un débat dont l'histoire de l'éloquence
conserve pieusement le souvenir vivant, et Barrès et Jaurès.
Jaurès – que je salue en votre nom à tous – a été, de tous les
orateurs de la gauche, de tous les socialistes, celui qui a mené le plus haut,
le plus loin, le plus noblement l'éloquence du cœur et l'éloquence de la
raison, celui qui a servi, comme personne, le socialisme, la liberté et
l'abolition. (Applaudissements sur les bancs des socialistes et sur
plusieurs bancs des communistes.)
Jaurès... (Interruptions sur les bancs de l'union de la
démocratie française et du rassemblement pour la République.)
Il y a des noms qui gênent encore certains d'entre vous ? (Applaudissements
sur les bancs des socialistes et des communistes.)
Jaurès appartient, au même titre que d'autres hommes politiques, à
l'histoire de notre pays. (Applaudissements sur les mêmes bancs.)
M. le garde des sceaux. Messieurs,
j'ai salué Barrés en dépit de l'éloignement de nos conceptions sur ce
point ; je n'ai pas besoin d'insister.
Mais je dois rappeler, puisque, à l'évidence, sa parole n'est pas éteinte
en vous, la phrase que prononça Jaurès : « La peine de mort est
contraire à ce que l'humanité depuis deux mille ans a pensé de plus haut et
rêvé de plus noble. Elle est contraire à la fois à l'esprit du christianisme et
à l'esprit de la Révolution.»
En 1908, Briand, à son tour, entreprit de demander à la Chambre
l'abolition. Curieusement, il ne le fît pas en usant de son éloquence. Il
s'efforça de convaincre en représentant à la Chambre une donnée très simple,
que l'expérience récente – de l'école positiviste – venait de mettre
en lumière.
Il fit observer en effet que, par suite du tempérament divers des
Présidents de la République qui se sont succédés, à cette époque de grande
stabilité sociale et économique, la pratique de la peine de mort avait
singulièrement évolué pendant deux fois dix ans : 1888-1897, les
Présidents faisaient exécuter ; 1898-1907, les Présidents – Loubet,
Fallières – abhorraient la peine de mort et, par conséquent, accordaient
systématiquement la grâce. Les données étaient claires : dans la première
période où l'on pratique l'exécution : 3 066 homicides ; dans la
seconde période, où la douceur des hommes fait qu'ils y répugnent et que la
peine de mort disparaît de la pratique répressive :
1 068 homicides, près de la moitié.
Telle est la raison pour laquelle Briand, au-delà même des principes, vint
demander à la Chambre d'abolir la peine de mort qui, la France venait ainsi de
le mesurer, n'était pas dissuasive.
Il se trouva qu'une partie de la presse entreprit aussitôt une campagne
très violente contre les abolitionnistes. Il se trouva qu'une partie de la
Chambre n'eut point le courage d'aller vers ces sommets que lui montrait
Briand. C'est ainsi que la peine de mort demeura en 1908 dans notre droit et
dans notre pratique.
Depuis lors – soixante-quinze ans – jamais une assemblée
parlementaire n'a été saisie d'une demande de suppression de la peine de mort.
Je suis convaincu – cela vous fera plaisir – d'avoir certes moins
d'éloquence que Briand mais je suis sûr que, vous, vous aurez plus de courage
et c'est cela qui compte.
M. le garde des sceaux. Les temps
passèrent.
On peut s'interroger : pourquoi n'y a-t-il rien eu en 1936 ? La raison
est que le temps de la gauche fut compté. L'autre raison, plus simple, est que
la guerre pesait déjà sur les esprits. Or, les temps de guerre ne sont pas
propices à poser la question de l'abolition. Il est vrai que la guerre et
l'abolition ne cheminent pas ensemble.
La Libération. Je suis convaincu, pour ma part, que, si le Gouvernement de
la Libération n'a pas posé la question de l'abolition, c'est parce que les
temps troublés, les crimes de la guerre, les épreuves terribles de l'occupation
faisaient que les sensibilités n'étaient pas à cet égard prêtes. Il fallait que
reviennent non seulement la paix des armes mais aussi la paix des cœurs.
Cette analyse vaut aussi pour les temps de la décolonisation.
C'est seulement après ces épreuves historiques qu'en vérité pouvait être
soumise à votre assemblée la grande question de l'abolition.
Je n'irai pas plus loin dans l'interrogation – M. Forni l'a
fait – mais pourquoi, au cours de la dernière législature, les
gouvernements n'ont-ils pas voulu que votre Assemblée soit saisie de
l'abolition alors que la commission des lois et tant d'entre vous, avec
courage, réclamaient ce débat ? Certains membres du Gouvernement – et non
des moindres – s'étaient déclarés, à titre personnel, partisans de
l'abolition mais on avait le sentiment à entendre ceux qui avaient la responsabilité
de la proposer, que, dans ce domaine, il était, là encore, urgent d'attendre.
Attendre, après deux cents ans !
Attendre, comme si la peine de mort ou la guillotine était un fruit qu'on
devrait laisser mûrir avant de le cueillir !
Attendre ? Nous savons bien en vérité que la cause était la crainte de
l'opinion publique. D'ailleurs, certains vous diront, mesdames, messieurs les
députés, qu'en votant l'abolition vous méconnaîtriez les règles de la
démocratie parce que vous ignoreriez l'opinion publique. Il n'en est rien.
Nul plus que vous, à l'instant du vote sur l'abolition, ne respectera la
loi fondamentale de la démocratie.
Je me réfère non pas seulement à cette conception selon laquelle le
Parlement est, suivant l'image employée par un grand Anglais, un phare qui
ouvre la voie de l'ombre pour le pays, mais simplement à la loi fondamentale de
la démocratie qui est la volonté du suffrage universel et, pour les élus, le
respect du suffrage universel.
Or, à deux reprises, la question a été directement – j'y
insiste – posée devant l'opinion publique.
Le Président de la République a fait connaître à tous, non seulement son
sentiment personnel, son aversion pour la peine de mort, mais aussi, très
clairement, sa volonté de demander au Gouvernement de saisir le Parlement d'une
demande d'abolition, s'il était élu. Le pays lui a répondu : oui.
[…]
M. le garde des sceaux. Le plus haut
magistrat de France, M. Aydalot, au terme d'une longue carrière tout
entière consacrée a la justice et, pour la plupart de son activité, au parquet,
disait qu'à la mesure de sa hasardeuse application, la peine de mort lui était
devenue, à lui magistrat, insupportable. Parce qu'aucun homme n'est totalement
responsable, parce qu'aucune justice ne peut être absolument infaillible, la
peine de mort est moralement inacceptable. Pour ceux d'entre nous qui croient
en Dieu, lui seul a le pouvoir de choisir l'heure de notre mort. Pour tous les
abolitionnistes, il est impossible de reconnaître à la justice des hommes ce
pouvoir de mort parce qu'ils savent qu'elle est faillible.
Le choix qui s'offre à vos consciences est donc clair : ou notre
société refuse une justice qui tue et accepte d'assumer, au nom de ses valeurs
fondamentales – celles qui l'ont faite grande et respectée entre
toutes – la vie de ceux qui font horreur, déments ou criminels ou les deux
à la fois, et c'est le choix de l'abolition ; ou cette société croit, en
dépit de l'expérience des siècles, faire disparaître le crime avec le criminel,
et c'est l'élimination.
Cette justice d'élimination cette justice d'angoisse et de mort, décidée
avec sa marge de hasard, nous la refusons. Nous la refusons parce qu'elle est
pour nous l'anti-justice, parce qu'elle est la passion et la peur triomphant de
la raison et de l'humanité.
[…]
Demain, grâce à vous, la justice française ne sera plus une justice
qui tue. Demain, grâce à vous, il n’y aura plus, pour notre honte commune,
d’exécutions furtives, à l’aube, sous le dais noir, dans les prisons
françaises. Demain, les pages sanglantes de notre justice seront tournées.
À cet instant plus qu'à aucun autre, j'ai le sentiment d'assumer mon
ministère, au sens ancien, au sens noble, le plus noble qui soit, c'est-à-dire
au sens de « service ». Demain, vous voterez l'abolition de la peine de
mort. Législateur français, de tout mon cœur, je vous en remercie. (Applaudissements
sur les bancs des socialistes et des communistes et sur quelques bancs du
rassemblement pour la République et de l'union pour la démocratie française Les
députés socialistes et quelques députés communistes se lèvent et applaudissent
longuement.)
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